«8h45. Ma Chère… Ma Chérie… je commence le matin sans toi et avec toi, si tu étais à coté, tu dormirais encore. Tu n’arrives pas à te lever avant moi, j’ai un petit privilège: je peux te regarder endormie sans craindre que tu dises: «Guy, s’il te plaît, arrête de me regarder, je ne suis pas tellement admirable». Et moi, je t‘admire. Depuis le moment où je t’ai vue dans ce café. Tu ne m’as jamais demandé pourquoi tu as attiré mon attention.

Sans doute cette idée ne t’avait pas effl eurée, c’était pour toi sans importance. Pourquoi un homme d’un certain âge est venu et s’est adressé à cette inconnue. Tu n’étais pas seule mais avec une amie, Odile, semble-t-il, elle s’appelait Odile. Et Odile, ne te vexes pas, était plus attirante, même si je ne me souviens pas de son visage. Si je la voyais dans la rue, je ne sais pas si je la reconnaîtrais. Je me souviens seulement que c’était une brunette et qu’elle riait beaucoup.

Tiens… je vais te dire un secret: j’ai vu ton genou et ta main dessus. Tu pianotais avec les doigts, au rythme de la musique. C’était Georges Brassens, maintenant tu sais comment je l’adore. Ensuite je t’ai regardée et j’ai tant voulu faire ta connaissance. Tu penses peut-être que pour moi c’est une chose habituelle: faire connaissance avec des femmes dans les cafés. Mais à vrai dire je suis inquiet et à chaque fois je ne sais jamais comment commencer et que dire. Avant notre rencontre, je faisais des connaissances uniquement par mes amis. C’est ridicule bien sûr…peutêtre j’ai oublié comment faire la cour. Depuis que je suis resté seul il s’est passé trop longtemps. Et pour la première fois j’avais vraiment envie que quelqu’un soit à coté. Toi.

Dommage qu’à cet instant ce n’est pas toi que je vois. Je vois les heures qui passent et j’attends ton appel. Soudain m’arrive une folle pensée que tu m’appelleras et diras: «Bonjour Guy». Je l’ai tellement imaginé que j’étais déjà à coté du téléphone. Et j’étais en colère après moi. Nous nous sommes même entendus de se téléphoner plus tard, de se rencontrer, de dîner ensemble, de faire des plans pour le week-end.

Et quand même pourquoi je m’énerve? Tu appelleras, tout ira bien. Je vais préparer du café.

10h30. Je poursuis tout simplement pour être plus vite avec toi. En fi n de compte, penser à toi est aussi agréable. Même, peut-être (quelle terrible pensée!), parfois, c’est plus tranquille que d’être à coté. Parce que dans ce cas je peux penser, imaginer, inventer, raconter et ne pas craindre que tu te lèves et que tu partes. Dans mes pensées je ne te lâche pour rien au monde.

Ce jour-là dans ce café, j’avais soudain envie de mettre ma main sur la tienne et de la caresser. Je ne voulais pas plus, j’avais tout simplement pitié de toi. Jusqu’à la douleur. Et c’est toi! Si indépendante, si sûre! Mais tes yeux étaient tristes, et tu étais si maigre.

…Et pourquoi je regarde le téléphone? Regarder ou ne pas regarder, tu n’appelleras pas avant midi.

12h30. Il me semble que je m’énerve, qu’est ce que tu fais? Ton chef t’a redonné du travail et tu n’auras pas le temps de déjeuner? Certes, il ne sait pas, mais d’où le saurait-il, qu’au même moment un homme est assis dans une chambre et attend que la secrétaire Marie-Ange prenne le téléphone, compose un numéro et dise simplement: «Salut, Guy». Je commence à détester ton chef, bien que peut-être, il ne soit pas coupable. Peut-être comme tu dis, c’est ton insupportable sœur Elisabeth qui est coupable. Elle a pris l’habitude de t’appeler à ton travail à la pause de midi. Parfois tu dis qu’elle est malheureuse, solitaire… Tu as pitié d’elle et elle en profi te. Pour moi elle est comme un tyran. Elle t’appelle tous les soirs et elle occupe le téléphone pendant des heures, mais pour ne rien dire.

Les minutes s’égrènent… Le téléphone reste muet.

Qu’est-ce que c’est? Je ne vois pas ce que j’écris… Je pleure?? C’est bien sûr ridicule: un homme d’âge mûr aux cheveux gris écrit une lettre à une femme de laquelle il est amoureux comme un adolescent… Mais les garçons ne pleurent pas comme disait ma mère.

J’ai honte. Je serai fort, tu appelleras. Absolument. Et nous irons «Chez ma cousine», nous commanderons ta viande préférée «le bœuf Bourguignon» et moi, comme d’habitude, je mangerai ta glace. J’ai en plus un excellent plan pour ce week-end, tu aimeras.

15h30. Qui pourrait supposer qu’il y a tant de force dans cette femme fragile? Et moi, je voulais te protéger. Tu n’aimes pas parler de ton défunt mari. C’est étrange. On voit que tu l’aimais mais on dirait que tu le sens fautif. Avec quel dépit tu coupes court aux questions et en même temps tu parles de sa bonté? Il n’est plus là, il t’a laissé un fi ls, c’est pour çà que tu lui en veux. C’est vrai?

Tu penses que je veux prendre sa place dans ton cœur? Et déjà çà ne te plaît pas. Et oui alors… Excuse-moi, mais une place dans ton lit m’intéresse moins. C’est autre chose. Oui, j’aime m’endormir avec toi, te sentir… J’aime t’aimer. Mais j’ai besoin de toi, non simplement comme la femme est nécessaire à l’homme. Tu es généreuse, le don rare. Tu penses que je veux abuser de ta générosité et t’obliger à rester à mes cotés? Certes, je peux te convaincre et te dire qu’avec moi la vie sera plus facile car ton fi ls est déjà adulte et tu peux penser à toi-même.

Mais je ne tiens pas à ce que tu me choisisses rationnellement. J’ai besoin de ta tendresse. De ton amour. Rappelles-toi, tu m’as raconté qu’un jour, ton mari s’est mis à peindre le plafond avec des touches multicolores? Le coup de pinceau et la tâche verte sur le plafond. Encore un autre et comme un arc-en-ciel autour du lustre. J imagine ce travail et toi, tu n’étais pas fâchée, tu riais seulement.

Je ne toucherai pas le plafond. Je te conquérrai autrement, mais aussi par l‘amour. Seulement tu n’appelles pas. Maintenant c’est clair, la pause du déjeuner est fi nie, mais tu es occupée. J’attendrai jusqu’au soir. Tu sortiras du bureau, tu iras jusqu’à «Ecole militaire» et puis tu arriveras à la maison, enlèveras ton manteau. Tu fumeras peut-être une cigarette (bien que tu aies promis d’arrêter) et tu t’approcheras du téléphone: «Guy, salut, excuse-moi, je n’ai pas appelé à midi, désolée, mais tout va bien, je suis à la maison, tu viendras?»

Oui, oui! Bien sûr! C’est pas grave, tu me raconteras après, j’arrive ma Chérie!

19h00. Il y a un quart d’heure on a sonné à la porte, j’ai sursauté. Soudain j’ai eu un fl ash: toi! Tu as décidé de me faire une surprise! Hélas…C’était le concierge, il avait reçu un avis pour moi, il faudra passer à la poste.

Il a commencé à pleuvoir. Est-ce que tu as pris le parapluie? Tu es tellement distraite. Ou bien peut-être tu as pensé attendre la fi n de la pluie dans un café? Tu es probablement avec Marie-Thérèse dans un bar et vous bavardez. Si c‘est comme çà c’est bien…mais c’est du crachin, cela ne s’arrêtera pas avant longtemps. Il faut que tu te dépêches, tu dois retourner à la maison et te précipiter sur le téléphone car je t’attends tellement.

21h00. La pluie ne cesse pas, tu n’as pas appelé. Que se passe-t-il? Où es tu? Cent fois je me suis approché du téléphone, je voulais composer ton numéro. Mais je ne l’ai pas fait. Tu me diras: la fi erté masculine. Non, non! Quelle fi erté? Peut-être je craignais de ne pas te trouver, ou bien je ne voulais pas te montrer mes émotions: cela pourrait ne pas te plaire. Cela pourrait provoquer un agacement et je ne veux pas t’ennuyer. Je résisterai – je vais essayer! – pour toi. Tu es généreuse, tu ne voudras pas me blesser mais tu ne sais pas mentir. Ma pauvre… qu’est ce que j’ai imaginé! Je ne te laisserai pas souffrir, prendre une décision. Seulement que tout soit bien pour toi et moi, je pourrais me débrouiller.

Finalement, de penser à toi, le souvenir de nos rencontres, rêver de nous, c’est peut être un bonheur plus grand que d’entrer dans l’avenir et contempler l’immensité du vide d’une vie solitaire et l’étroitesse d’une vie à deux.

0h20. J’ai écouté Georges Brassens, tous les morceaux. Pourquoi? Je ne sais pas…Peut-être pour me calmer. J’ai mis Sardou «la maladie d’amour». Tu te moques de ma sentimentalité. Mais ce n’est pas que toi. Et même moi j’ai un peu honte. A mon âge il faut être plus raisonnable. Mais que faire? Je ne peux pas…»