Mon journal a ete discontinue et peut-etre dans un temps plus opportun je ferais l'extrait de ma vie: mais a present je vais conter autre chose.

  L'exces de la civilisation (si on peut s'expliquer ainsi) a produit dans le monde des revolutions que les siecles calmeront difficilement. Apres la mort de Louis 18 roi de France son frere Charles X monta sur le trone. Denue de toute force de caractere, la vie aux mains des Jesuites le roi foible fit le malheur de son pays, le sien propre et de toute la famille. Pendant quatre ans ses sottises, ses inconsequances tantot sa trop grande severite ou sa foiblesse firent fermenter les esprits inquiets et peu calmes apres la restauration. Des personnes qui avaient tout a gagner, rien a perdre s'occuperent sourdement a soulever les esprits contre un gouvernement sans vigueur, sans force. On s'indignait contre les premiers ministres, on demandait leur demission, et le roi abuse par eux et se livrant tout entier a son caractere indecis, les conservait toujours.

  Enfin au mois de juillet 1830 il publia ses fameuses ordonnances, qui deciderent du sort de la France. Le peuple se souleva: et conduit par des meneurs experimentes et depuis longtemps prepares et preparant cette revolte, attaqua le Louvre et les Tuilleries. Le roi etait avec la famille a <...>: au lieu de prendre des mesures decisives, il attendit, puis envoya 7 mille hommes de troupes pour resister a une population effrenee. On peut se douter des suites, elles furent battues, la plus grande partie deserta et le roi se retira a Rambouillier. L'attaque fut conduite avec talent, la defense avec la foiblesse et trahison.

  Le peuple choisit le duc d'Orleans, le meneur secret du complot et l'ennemi de la maison triste et malheureuse des Bourbons, comme le Lieutenant du royaume. Le roi revendiqua les ordonnances, il etait trop tard; il abdiqua pour lui et pour le Dauphin, le duc d'Angouleme et ceda la couronne a son petit fils, le Duc de Bordeau, fils du Duc de Berry assassine a la sortie de l'Opera. Il etait encore trop tard, son abdication etait inutile, le peuple l'avait deja detrone et il n'accepta point le Duc de Bordeaux. La malheureuse famille des Bourbons quitta pour la troisieme fois les belles contrees de France et l'heritage royale de ses peres: elle alla chercher un asile chez son eternelle rivale dans le temps de prosperite et sa delicate protectrice dans l'Infortune: l'Angleterre. Elle se fixa dans le chateau triste de souvenirs et de faits de Holy Rood, et y mene depuis plusieurs mois la triste existence d'une famille dechue. Parmi les personnes qui fideles a leur serment suivirent en emigre la royaute dechue, se trouvaient deux personnes bien cheres a notre famille: les deux freres Damas. Le Baron qui dans la premiere revolution fut envoye a l'age de 10 ans pour etre eleve en Russie et qui s'y distingua dans la suite, dans nos armees victorieuses des annees 14 et 15, apres la restauration quitta notre service et revint se fixer dans son pays, ou il epousa une riche heritiere, tres riche, mais tres laide. Apres sa blessure Pierre fut oblige d'aller en France pour se faire traiter a Marseille, il demeura chez le Baron de Damas dans la suite lorsque ce dernier fut fait ministre des affaires etrangeres. Alexis etait allors en France, a encore demeure chez lui, enfin Damas a ete comme un parent pour nous. C'etait l'annee 25 avant le couronnement que nous avons fait connaissance avec Alfred, comte de Damas, frere du Baron. C'est un homme bien aimable et nous le vimes beaucoup a Peters(bourg) et surtout a Moscou au couronnement. Presque chaque jour il venait chez nous et m'amusait beaucoup. Il etait venu avec la nouvelle ambassade qui venait pour le couronnement de l'Empreur Nicolas. Et aussi, lorsque nous nous acheminions vers Peters(bourg) il prit le chemin de Nijni pour retourner apres en France. Avant de partir je lui fis deux presens: l'un une bague en argent et noire de Circassie, l'autre (par farce) des boucles d'oreille de paysanne Russe. Je le priais aussi de garder ce souvenir et de l'offrir a sa femme quand il se marierait. Nous nous separames et je ne conservais d'Alfred que l'aimable impression qu'il avait laissee sur mon esprit de son caractere franc et gai.

  Tout a coup cette annee au mois de Fevrier maman entre dans ma chambre et me dit que notre ancienne connaissance et actuellement notre pauvre emigre Alfred etait arrive et qu'il devait revenir dans notre maison. J'en fus toute joyeuse, mais je passai trois jours sans le voir car je relevais de maladie et n'osais quitter ma chambre. Enfin nous nous revimes et bientot notre connaissance fut intime. Le caractere d'Alfred est compris dans un seul mot, mais ce mot dit tout, il peint l'homme, son caractere -- c'est la noblesse. Alfred est noble dans ses sentimens, dans ses actions, dans sa personne. Je le revis, je le connus non plus comme une etourdie de 19 ans qui entouree du prestige du monde ne voyait en lui peut-etre qu'un admirateur de plus. Non, je le revis avec la raison d'une fille de 23 ans, je le compris dans son malheur, je m'en suis fait un ami pour la vie, je le crois, j'en suis sure. Je le vis et je dis a mon coeur: "Arme-toi de courage, Alfred est dangereux pour toi". Oui, il l'etait, mais mon coeur habitue a se vaincre a su mettre entre lui et moi la barriere du devoir et je fus pour Alfred ce qu'il fut pour moi -- son Amie.

  Trois semaines passerent non comme un songe. Ce serait, helas, trop romanesque et le style de l'amitie doit etre plus pose, plus severe; ces trois semaines passerent, helas, (oh, ma raison, pardonne) bien vite et le jour de son depart fut fixe au vendredi du carnaval la nuit. Lui-meme il croyait ne pas partir aussi vite, il esperait vivre avec nous et les larmes lui venaient aux yeux lorsqu'il pensait a son depart. Mais enfin ce jour arriva. Mon frere Pierre et sa femme donnaient ce jour-la une soiree. Ils demeuraient dans la meme maison que nous, la maison gagarinienne. Ils la leur donnaient dans la Millionnaia. Avant de traverser la cour pour aller chez lui, Alfred nous presenta le fameux Vendeen La Roche-Jaquelin, un ultra enrage. Ce meme soir il avait reeu une lettre de son frere dont le contenu l'encouragea un peu. En sortant de la chambre pour partir Alfred me suivait. Je me retournai et lui dis: "Lorsque vous partirez, Monsieur Alfred, je vous benirai, car tous ceux que j'ai beni sont restes saint et sauf a la guerre et partout". "Alors, -- dit-il en se mettant sur un genou, -- il faudra la recevoir ainsi". "Oh, non, non, -- dis-je en rougissant, -- pas tant d'humilite".

  La soiree chez ma belle soeur fut tres agreable, nous jouames aux charades, dans celle de "mariage". Alfred fit la jeune mariee et Kriloff le jeune epoux. Le premer avait releve les manches de sa chemise, il avait une robe et un chale drape et sur la tete une couronne de fleurs d'orange, contraste singulier avec les grands favoris et son espece de barbe. Il nous faisait mourir de rire avec son air modeste, mais ce qui nous etonna c'est les bras qui etaient blancs comme ceux d'une femme.

  Revenus a minuit passe nous nous mimes a souper, il semblait que d'avoir traverse la cour avait efface toute notre joie. Alfred et nous tous etions tristes, mais nous cachions notre tristesse sous un air force d'une conversation serieuse. Je proposai en russe de boire a la sante. On fit apporter du vin et lorsque tous les verres furent pleins nous nous levames tous et Alexis prononea a haute voix: "Cher comte Alfred! A la sante du Duc de Bordeaux et de la duchesse de Berry". Il fut si emu que les larmes coulerent de ses yeux, il nous prit tous les mains en disant "Merci, merci, soyez bien sur que je leur dirai cette aimable attention". Apres Alexis se leva seul et but a la sante de sa mere, son frere, sa soeur. Nous en fimes autant, il ne parlait plus, il ne disait que "merci" et nous pressait la main. Le dernier toast fut sa sante et un heureux voyage. Tout le monde avait les larmes aux yeux. Il saisit la main de Maman et la mienne et les baisa tour a tour. La conversation quoique languissante se prolongea jusqu'a deux heures.

  Aucun de nous n'osait se lever en redoutant le moment des adieux. Enfin dans le moment d'un court silence la montre sonna deux heures. "Il faut enfin se decider", -- dit mon Pere. Tout le monde se leva; Alfred nous dit adieu a tous. En approchant de moi, je lui fis le signe de croix. "Merci, mille fois merci", -- dit-il en baisant ma main. J'embrassai sa joue, les larmes me permirent a peine de lui souhaiter un heureux voyage. Tout le monde pleurait a chaudes larmes. Ce moment fut affreux. Je l'accompagnai jusqu'a l'escalier et je revins pleurer dans ma chambre et voir comment il partirait, car sa caleche sur patin etait dans la cour. Je le vis bientot sortir accompagne de mon frere et de bougies. A peine on put faire avancer la caleche. Le froid etait tres grand, elle avait gele a la neige. Enfin apres bien des efforts elle se mit en mouvement. Je la suivis des yeux jusqu'a ce qu'elle entra dans la rue et je m'agenouillai et je priai Dieu de proteger son voyage.

  Depuis j'attendis une lettre de lui. Elle est arrivee hier de Berlin. Il y parle le plus de moi. Je l'ai lue a la hate, je la relisais encore et je dirai ce qu'ecrit mon frere Alfred -- voila le nom qu'il se donne. Voila l'extrait de sa lettre. Il parle des accidens qui lui sont arrives et ajoute que ce n'est surement aux benedictions de Maman et de Mlle Annette qu'il doit de n'etre pas tue. Puis il continue: "Je me suis en alle le coeur bien serre, et vous m'avez tous traite en fils et en frere, et je me reproche de n'avoir pas su vous en remercier, mais j'etais si emu en vous quittant qu'il m'etait impossible de prononcer une parole, recevez donc ici toute l'expression de mon attachement, de ma reconnaissance. Dites bien a Mlle Annette combien son amitie m'est precieuse et combien je la supplie de me la conserver. Adieu Mons... ou plutot au revoir qui vaut bien mieux, quoique je ne sache pas quand vous me permettrez de vous embrasser, vous et Mme d'Olenine en fils bien tendre et vos enfans en frere. A. D." Voila sa lettre. Elle peint l'homme. Pas une seule phrase, mais le sentiment tel qu'il est. Dieu sait si nous nous reverrons jamais: mais si jamais par des revers de fortunes, par des revoltes qui maintenant bouleversent l'Europe entiere ou peut-etre par fantaisie je me trouvais dans son pays et qu'il y fut revenu aupres de ses Dieux lares, je sais bien que je puis compter sur lui. Alfred, je le sais, n'a jamais interprete en mal ce que je disais, il ne voyait dans mes discours que l'expression du sentiment qui me dominait et dans mes plaisanteries l'effet (pourquoi le cacher surtout ici et lorsqu'il me Г a dit tout bonnement) de la vivacite de mon esprit. Je lui dis en riant un jour: "Je suis bien fachee, M. Alfred, que je ne suis pas votre Duc de Bordeaux. Vous verrez, comme j'aurai agi". "Vous ne pourrez en etre plus fache que moi, car je sais bien votre esprit".

  En partant Alfred m'a donne deux souvenirs dont l'un ne me quitte pas. C'est une bague de Venise, l'autre une gondole du meme pays. Il est singulier qu'au couronnement a son depart je lui donnai une bague d'argent travaille en noir et qui venait du Caucase: cette singuliere circonstance me fait dire quelques fois que je suis fiancee. Je lui donnai aussi par farce des boucles d'oreille de paysanne russe et par un singulier hasard elles se sont trouvees dans les objets qu'il avait sauves en quittant Paris et il me les a apportees ici. Je lui donnai a mon tour a son depart d'ici une cuillere en argent dore telle qu'ont nos paysans. J'y ai fait graver par precaution et de crainte de la voir passer dans d'autres mains ces mots: "A M. le comte Alfred de Damas St Peter(bourg): 1831 et le quantieme", puis je lui donnai une bourse en forme de bonnet de cocher Russe avec un (нрзб) et une medaille du couronnement. Dieu sait quand je le reverrai, mais il ne sait pas combien je m'interresse a son bonheur!