1. Introduction

Qu'est-ce que la transitivité? Cette question n'a guère de sens, pas plus que des questions comme: qu'est-ce qu'un objet? qu'est-ce qu'un sujet? Transitivité, sujet, objet sont des notions traditionnelles élaborées par les grammairiens du passé observant leurs langues et s'efforçant de systématiser leurs observations. Ces notions assurément ne sont pas creuses, mais elles sont obscures parce qu'elles sont confuses. La question que doit se poser le linguiste d'aujourd'hui n'est pas: qu'est-ce que la transitivité? mais: quels faits observés par nos prédécesseurs les ont conduits à élaborer la notion de transitivité? Pourquoi a-t-elle été et est-elle encore si généralement utilisée dans la description des langues les plus diverses? Garde-t-elle une pertinence dans la perspective de la linguistique moderne, et, si oui, quelle définition peut-on en donner?

Deux évidences s'imposent à qui s'adonne à l'étude du langage. L'une est qu'il porte du sens: on parle pour dire quelque chose. L'autre est que les seuls faits observables avec précision sont les formes. Comme a fort bien dit mon maître E. Benveniste, «les manifestations du sens semblent aussi libres, fuyantes, imprévisibles, que sont concrets, définis, descriptibles, les aspects de la forme» [Benveniste 1974: 216]. C'est donc sur la forme qu'il faut s'appuyer pour saisir comment la langue structure le contenu de pensée. Nous le savons aujourd'hui, surtout grâce aux instruments intellectuels que nous a légués le saussurisme, notions d'arbitraire du signe, de signifié et de signifiant, de pertinence, etc. Ils nous permettent de serrer de plus près les réalités linguistiques que les grammairiens anciens percevaient intuitivement et confusément.

Nous savons qu'il ne suffît pas de définir un verbe transitif, en termes sémantiques, comme un verbe indiquant qu'une action émanée d'un sujet passe (transit) sur un objet, mais qu'il faut, dans chaque langue, chercher des critères morphosyntaxiques, c'est-à-dire de forme, distinguant les verbes transitifs de ceux qu'on dénomme intransitifs. Et cependant, comme nous le verrons, la sémantique reprend inévitablement ses droits quand on passe de la description des langues, prises individuellement, à leur comparaison, en vue d'apercevoir ce qu'elles ont de commun et qui explique et, dans une certaine mesure, justifie Vidée traditionnelle de transitivité. Cette recherche implique une démarche complexe: sémasiologique, de la forme au sens, dans la description de chaque langue, puis onomasiologique, du sens à la forme, au départ de la comparaison des langues, puis de nouveau sémasiologique dans la quête de l'universel. Nous l'esquissons très sommairement dans ce qui suit.

2. La transitivité dans une langue donnée

Dans la description d'une langue donnée, il est toujours possible de choisir un critère morphosyntaxique pour définir un verbe transitif. En latin, par exemple, et en général dans les langues où existe une flexion nominale, un verbe transitif est un verbe qui régit un «objet direct» à l'accusatif. En français, langue sans déclinaison, un verbe qui régit un terme nominal sans préposition en position postverbale est dit «transitif direct». Mais beaucoup de grammairiens admettent aussi des verbes «transitifs indirects», régissant des objets «indirects», c'est-à-dire prépositionnels, comme obéir à qqn.

Cette notion de transitivité, qu'elle soit «directe» ou «indirecte», n'est pas très claire. Elle recouvre des faits qui s'expriment mieux en termes de valence. La distinction principale est entre actants etcir-constants, fondée sur des critères morphosyntaxiques. Les circonstants sont étrangers à la valence du verbe; leur forme ne dépend aucunement du choix du lexème verbal. Les actants, au contraire, sont d'une forme déterminée par le choix du verbe: ce sont des termes régis par celui-ci. Certains actants sont en outre obligatoirement présents avec un verbe donné: par exemple, rencontrer ne peut s'employer sans un objet direct (rencontrer un ami, rencontrer des difficultés)', recourir ne peut s'employer sans un complément introduit par la préposition à (recourir à un expédient). Ces actants sont dits «requis». Il existe donc des actants simplement régis et des actants régis et requis [Lazard 1994: 70,1998a: 68; 1998b: 16–17].

Ce sont ces distinctions qui, plus ou moins clairement, sont sous-jacentes à la notion traditionnelle de transitivité. Pour les grammairiens du français qui admettent la transitivité indirecte, un verbe transitif est un verbe qui peut ou doit être accompagné d'actants (directs ou indirects). Pour ceux qui définissent la transitivité par la présence possible d'un objet direct, un verbe transitif est un verbe qui peut ou doit être suivi d'un actant sans préposition.

Ajoutons que certains linguistes pensent que la notion de transitivité est inutile et qu'on peut s'en dispenser (ainsi [Gross 1969]). Il soutiennent que celle de complément d'objet est vaine et qu'il suffît de décrire avec précision les faits de valence, c'est-à-dire de classer les verbes selon le nombre et la forme des compléments qu'ils admettent ou exigent.

Transitivité directe ou indirecte, transitivité réduite à la construction directe, abandon de la notion de transitivité, les trois positions sont légitimes, pourvu que, dans le cadre choisi, les faits soient décrits exactement.

Il reste cependant que la notion de transitivité est employée très largement et étendue à de nombreuses langues, y compris des langues ergatives où la forme de la construction dite transitive est totalement différente de celle qu'elle a dans les langues accusatives. Cette persistance appelle une explication. L'examen de la question en perspective interlinguistique en suggère une.

3. Le problème de la comparaison des langues

Les critères défmitoires de la transitivité dans des langues particulières ne sont guère généralisables.

Si l'on retient celui des grammairiens du français qui admettent une transitivité indirecte, transitivité signifie purement et simplement présence possible d'un ou plusieurs actants («actant» étant défini par opposition à «circonstant»). La distinction entre verbe transitif et verbe intransitif coïncide alors avec celle qu'on fait entre actant et circonstant. Elle peut être généralisée, mais elle n'est pas très intéressante.

La plupart des linguistes, dans la plupart des langues, définissent la transitivité par la présence (possible) d'un objet direct. Mais qu'est-ce qu'un objet direct? En latin ou en russe un terme à l'accusatif; en français et d'autres langues d'Europe occidentale, un terme suivant le verbe sans préposition; en tahitien, langue polynésienne, un terme prépositionnel d'un certain type (v. plus bas, § 5). Dans les langues erga-tives, on considère généralement comme transitive une construction comprenant un terme à l'ergatif et un autre à l'absolutif (cas zéro), et c'est ce dernier qui correspond à l'objet direct des langues accusatives. Chacun de ces critères est propre à des langues particulières et incapable de fournir une définition de la transitivité en perspective intérim-guistique. Il n'y a pas de critère morphosyntaxique de la transitivité valable pour toute langue.

Cette difficulté n'est qu'un cas particulier du problème général et fondamental que pose la comparaison typologique des langues. Toute comparaison demande une base de comparaison. Sur quelle base va-t-on comparer les langues? Les formes des langues étant d'une variété pratiquement infinies, elles ne peuvent former une base de comparaison. En revanche, comme toutes les langues sont en principe propres à exprimer les mêmes contenus de sens, c'est aux contenus de sens qu'on doit faire appel pour fonder la comparaison. La difficulté est que, comme nous avons vu, les seules données observables objectivement en linguistique sont les formes, c'est-à-dire les signifiants. Quant aux signifiés qui sont exprimés par les signifiants, ils ne se définissent eux-mêmes que par leur place dans le système qui est propre à la langue. Indépendamment de cette structure imposée par la langue, les contenus de sens n'ont pas de structure saisissable objectivement, c'est-à-dire autrement que par l'intuition, qui est inévitablement subjective. Le linguiste est alors en face d'un dilemme. Il voit d'un côté des formes saisissables objectivement, mais indéfiniment variées, de l'autre un univers de sens «libres, fuyants, imprévisibles», comme dit Benveniste.

Dans ces conditions, il n'a d'autre solution que de «se donner», c'est-à-dire choisir, des cadres conceptuels qui lui serviront de base de comparaison [Lazard 1999: 99-103, réimpr. 2001: 28–39]. Ces cadres conceptuels sont arbitraires, en ce sens qu'ils ne résultent pas d'un raisonnement rigoureux ni d'une observation systématique, mais d'une décision méthodologique. Ils sont fondés sur l'intuition et peuvent surgir de toute espèce d'expérience, sens commun, connaissance du monde en général, convictions philosophiques, suggestions tirées de la psychologie. En particulier et tout particulièrement, le linguiste tire parti de sa familiarité avec des langues diverses. Ces cadres conceptuels sont évidemment conjecturaux, puisque purement intuitifs, mais ce ne sont pas des hypothèses au sens scientifique du terme.

Ils ne sont pas vérifiables par l'examen des données offertes à l'observation. Ce sont des instruments de la recherche, en l'occurrence des moyens utilisés pour comparer les langues. Leur valeur réside dans leur fécondité. Il n'y a pas lieu de se demander s'ils sont justes ou faux, mais s'ils sont productifs ou non. S'ils permettent de découvrir des relations intéressantes commîmes à des langues diverses, ils ont rempli leur fonction. S'ils n'aboutissent pas à des découvertes, il faut les abandonner et en construire d'autres.

4. Un cadre conceptuel

Pour l'étude de la transitivité nous choisissons comme point de départ, c'est-à-dire comme cadre conceptuel, la notion d'«action prototypique», que nous définissons de la façon suivante:

(1) Définition: Une action prototypique est une action réelle, complète, discrète, volontaire, exercée par un agent humain bien individué sur un patient bien individué qui en est affecté réellement.

On admettra facilement que toutes les langues ont le moyen d'exprimer un procès ainsi défini. Autrement dit, il existe dans toutes les langues une construction employée pour exprimer une action prototypique. Cela ne signifie pas que, dans toutes les langues, cette construction sert exclusivement à cela. Bien au contraire, dans beaucoup de langues, et même probablement, dans la plupart, elle peut servir à exprimer autre chose, actions non prototypiques ou même procès qui ne sont pas des actions. Mais c'est cette construction qui est employée lorsqu'il s'agit d'exprimer une action prototypique, c'est-à-dire possédant les caractéristiques indiquées dans la définition (1). Nous l'appelons «construction biactancielle majeure» (sigle: CBM).

(2) Définition: La construction biactancielle majeure (CBM) est, en toute langue, celle qui sert à exprimer l'action prototypique.

Cette construction prend, selon les langues, des formes variées. Elle peut être accusative ou ergative, comporter ou non des indices actan-ciels (marques personnelles ou autres) dans la forme verbale, mettre en jeu ou non des marques casuelles dans les termes nominaux, impliquer un ordre des mots obligatoire ou préférentiel, etc. Quelles que soient ces formes, elles ont toutes en commun d'être susceptibles de dénoter un même type de contenu sémantique, à savoir des actions prototypiques.

Nous disposons ainsi, pour la comparaison des langues, d'un point fixe, qui consiste en deux éléments corrélés:

— sur le plan du contenu de sens ou, en termes saussuriens, des signifiés, la notion d'action prototypique,

— sur le plan morphosyntaxique ou des signifiants, la construction biactancielle majeure, qui assume des formes différentes dans les diverses langues.

Nous avons donc à la fois, d'une part, un contenu de sens bien défini commun à toutes les langues et, d'autre part, des formes différentes exprimant ce contenu de sens dans les langues différentes. Nous sommes dès lors en mesure de comparer légitimement ces formes différentes sur la base du contenu de sens commun. Nous pouvons aussi comparer l'extension sémantique que prend, différemment dans les différentes langues, l'usage de la CBM, c'est-à-dire examiner, dans une perspective comparative, quels sont les sens qu'elle peut exprimer, dans chaque langue, en plus de l'action prototypique. Nous verrons que ce champ de recherche ne manque pas d'intérêt.

5. La transitivité en perspective interlinguistique

Ce qui précède (§ 4) constitue la première étape de la démarche: nous avons élaboré un cadre conceptuel pour servir de base à la comparaison des langues, c'est-à-dire un instrument de travail choisi librement. La deuxième étape consiste à former une hypothèse vérifiable par l'observation. Notre hypothèse est que la notion traditionnelle et confuse de transitivité est fondée sur l'idée implicite d'action prototypique.

(3) Hypothèse: La CBM est, en toute langue, la construction transitive.

Cette hypothèse est assez facile à vérifier. La CBM, c'est-à-dire la construction utilisée pour décrire une action prototypique, est, en français et dans les langues voisines, celle qu'on appelle ordinairement transitive, avec un objet direct En latin et autres langues du même type, c'est celle qui comporte un objet à l'accusatif.

Dans les langues ergatives, c'est aussi celle que l'on qualifie habituellement de transitive. Par exemple, le tcherkesse a des constructions biactancielles de deux types différents [Paris 1991: 34]. Toutes deux incluent un terme au cas direct et un préfixe actanciel coréférent de ce terme et placé en première position dans la forme verbale. Mais l'autre terme est différent dans les deux constructions. Dans l'une, c'est un terme nominal au cas oblique qui généralement n'est pas en tête de phrase et qui est coréférent d'un préfixe verbal dit de «deuxième série» ou de «deuxième position» (ex. 4).

Dans l'autre, c'est un terme également au cas oblique, mais qui figure le plus souvent en tête de phrase et qui est coréférent d'un autre préfixe verbal dit de «troisième série» ou de «troisième position» (ex. 5).

Dans (4), — ye est un préfixe de deuxième série; dans (5), — yэ est un préfixe de troisième série. C'est la construction du type de (5) qui s'emploie dans le cas d'une action prototypique. Et c'est aussi celle-ci que déjà Dumézil, parlant des langues caucasiques du nord-ouest en général [Dumézil 1932: 156] ou de l'oubykh [Dumézil 1975: 9], appelle transitive en justifiant ce choix par l'intuition des locuteurs.

Une autre langue ergative, d'un type un peu différent, le lez-ghien, a plusieurs constructions biactancielles. L'une d'elles, qui comporte un terme à l'ergatif et un autre à l'absolutif, ex. (6) [Haspelmath 1993: 289], sert à exprimer l'action prototypique. C'est aussi celle qui est décrite comme transitive.

(6) ajal-di get'e xa-na

enfant-ERG pot casser-AOR

«L'enfant a cassé le pot».

Citons un dernier exemple dans une langue accusative où tous les compléments du verbe sont prépositionnels, le tahitien. Dans une phrase comme (7), la construction comprend un complément introduit par la préposition multifonctionnelle i, qui s'emploie dans beaucoup d'autres compléments; mais une certaine propriété transformationnelle qui ne peut être décrite ici (v. [Lazard & Peitzer 2000: 63–64]), fait que cette construction est analysée comme transitive. Or c'est précisément celle qui sert à exprimer l'action prototypique: cette construction est donc dans cette langue la CBM.

(7) 'ua hâmani te tâmuta i te fare

ASP fabriquer ART charpentier PREPART maison

«Le charpentier a construit la maison».

On pourrait multiplier les exemples avec toujours le même résultat. Ils confirment l'idée que la notion d'action prototypique est à la base de la notion traditionnelle plus ou moins intuitive de transitivité. L'attachement des grammairiens à cette notion et l'usage étendu qu'ils en font suggèrent que la notion d'action prototypique a une importance particulière pour les humains en tant qu'êtres parlants: elle semble bien jouer le rôle de modèle de tout procès impliquant deux participants. Avec, corrélativement, les constructions qui l'expriment (les formes de la CBM), elle occupe une place centrale dans la syntaxe de toutes les langues. On est ainsi conduit à penser qu'elle appartient, d'une certaine manière au noyau central de la représentation du monde dans l'esprit des hommes. Cette considération ouvre une perspective intéressanté sur les processus cognitifs. On saisit ici un exemple des contributions que l'étude comparative des langues, faite avec une méthode suffisamment rigoureuse, peut apporter aux sciences cognitives.

6. Une typologie

Les considérations qui précèdent permettent de construire une intéressante typologie des langues. Nous avons dit que, dans la plupart des langues, la CBM, que nous pouvons désormais appeler tout simplement la construction transitive, n'est pas limitée à l'expression de l'action prototypique. Mais les langues diffèrent considérablement quant à l'extension qu'elles lui dorment.

En français la construction transitive s'emploie pour exprimer quantité d'actions non prototypiques, comme peuvent l'illustrer les exemples suivants.

(8a) Le jardinier a tué le lapin.

(8b) Le jardinier a tué un/des lapins.

(8c) Le jardinier tuait des lapins.

(9a) La foudre a tué le jardinier.

(9b) L 'émotion a tué ce malheureux.

(10a) Le jardinier a vu le lapin.

(10b) Le jardinier aime ses lapins.

(8a) exprime une action prototypique: le sujet désigne un humain défini, donc bien individué; l'action est réelle, discrète, complète; l'objet désigne un être défini, qui est assurément affecté par l'action. Dans tous les autres exemples, la même construction est employée pour décrire des actions qui, toutes, par un trait ou un autre, s'écartent du prototype. Dans (8b) le patient est moins individué, car indéfini; il l'est encore moins s'il est pluriel. Dans (8c) l'action n'est pas discrète ou n'est pas complète, car l'imparfait dénote un procès habituel ou en cours. Dans (9a) et (9b) le sujet ne désigne pas un humain, mais une force naturelle ou un état psychique. Dans (10a) et (10b), il n'y a pas d'action du tout, mais une perception et un sentiment. Le maximum d'écart par rapport à l'action prototypique se rencontre dans des phrases comme (11), où il n'y a ni action ni agent ni patient: le verbe exprime une localisation, le sujet et l'objet désignent des choses inanimées, dont ni l'une ni l'autre n'est affectée par le procès. Et cependant la construction est toujours la même que dans (8a).

(11) L 'école jouxte la mairie.

Le français est donc une langue où la construction transitive a une très grande extension. 11 en va de même en général dans les langues indo-européennes d'Europe occidentale. Il semble même qu'en anglais la construction s'étende plus loin encore qu'en français. En revanche, en rosse l'emploi de la construction transitive est sensiblement plus limitée. Beaucoup de procès ou de relations qui s'expriment en français et d'autres langues d'Europe occidentale au moyen de la construction transitive sont rendus en russe au moyen d'autres constructions, ex.

(12) et (13).

(12) U menja est ' kniga.

«J'ai un livre».

(13) V komnate paxnet jablokami.

«La chambre sent la pomme».

(12) illustre un type d'expression, où «avoir» s'exprime par le tour inverse, «être à/chez». Ce type est répandu dans de nombreuses langues: ce sont plutôt les langues possédant un verbe «avoir» (transitif), qui paraissent exceptionnelles. Quant à (13), c'est une construction sans sujet au nominatif comme il y en a différentes sortes en russe (v., p. ex., [Guiraud-Weber 1984]). Cette langue fait partie de celles qui limitent ou tendent à limiter la construction transitive à l'expression de procès agentifs.

L'emploi de la CBM peut en principe se trouver, dans certaines langues, strictement borné à l'expression d'actions prototypiques. Les langues caucasiques du nord-est ne sont pas loin de ce cas limite. Le lezghien, par exemple, a de nombreuses constructions biactancielles. La construction transitive est caractérisée par le module actanciel ERGA-TIF — ABSOLUTIF (v. ci-dessus, § 5), augmenté éventuellement d'un troisième cas dans les constructions transitives «élargies». A côté de cette construction, il en existe une série d'autres, dites intransitives, définies par divers modules actanciels: ABSOLUTIF — DATIF, ABSOLUTIF — ADESSIF, ABSOLUTIF — ADELATIF, ABSOLUTIF — POSTESSIP, DATIF — ABSOLUTIF, ERGATIF — DATIF, etc. [Haspelmath 1993:269,280, 284], utilisées pour l'expression de diverses sortes de procès qui s'écartent peu ou prou de l'action prototypique. La construction transitive est limitée à celles des actions qui sont conformes au prototype ou qui s'en rapprochent.

On peut ainsi dresser une échelle typologique, sur laquelle les langues, selon qu'elles donnent plus ou moins d'extension à la construction transitive, se situent à différents niveaux entre un minimum, dont le lezghien est proche, et un maximum relatif, représenté par les langues d'Europe occidentale (cf. [Lazard 1997: 252–255; réimpr. 2001:282–285]). Il y a là matière à une étude extensive.

7. Autres développements

La problématique et la méthode exposées ci-dessus ouvrent encore des perspectives sur d'autres points, que je ne peux pas développer ici: je me contenterai d'esquisser très brièvement deux d'entre elles.

7.1. La zone objectale. La conception traditionnelle de la phrase transitive inclut les notions de sujet et d'objet. Ces notions sont aussi confuses que celle de transitivité, mais ne doivent pas plus qu'elle être regardées comme dépourvues de sens. Il y a au contraire lieu de penser qu'elles recouvrent des phénomènes importants, qu'il importe de mettre au clair. Je laisserai ici de côté celle de sujet, qui met en jeu un ensemble complexe de faits dont une partie déborde le cadre de la phrase simple (cf. [Lazard 1994: 100–122; 19986: 97—118]), pour ne considérer que celle d'objet.

A partir des prémisses que nous avons adoptées il est facile de définir l'objet. Quand la CBM (ou construction transitive) exprime une action prototypique, les deux actants désignent l'un un agent, l'autre un patient. Nous appellerons objet celui qui représente le patient, et aussi tout actant traité de même quand cette construction exprime un procès autre qu'une action prototypique.

(14) Définition: L'objet est, parmi les deux actants de la construction biactancieîle majeure (ou construction transitive), celui qui désigne le patient quand cette construction exprime une action prototypique.

L'objet est une entité morphosyntaxique. Il est donc défini en termes morphosyntaxiques (c'est l'un des actants d'une certaine construction), mais à partir d'un ancrage sémantique qui permet de l'identifier en toute langue.

Il y a cependant des cas problématiques. En voici quelques-uns:

a) Marquage différentiel de l'objet, ex. (15) en persane:

(15a) ketâb-râ xând-am

livre-OBJ lire-lSG

«J'ai lu le livre».

(15b) ketâb xând-am

«J'ai lu un/des livres».

Nous avons ici deux formes d'objet, l'une marquée par un morphème spécifique (la postposition râ) dans (15a), l'autre non marquée dans (15b). C'est la première qui répond à la définition, car l'objet y est défini, donc mieux individué que dans la seconde. Dans les phrases exprimant des actions prototypiques, l'objet est marqué par râ. Il y a donc deux types d'objet dans cette langue (et beaucoup d'autres): l'un marqué, qu'on peut appeler «objet prototypique», l'autre non marqué.

b) Deux objets dans la même proposition, ex. (16) en persan aussi:

(16a) ketâb-râ motâlee kard-am étude faire-lSG

«J'ai étudié (litt. fait étude) le livre».

(16b) ketâb motâlee kard-am

«J'ai étudié un/des livre(s)».

(16a) comprend un objet prototypique et un autre, (16b) comprend deux objets non prototypiques.

c) Dans certaines langues on trouve, avec des verbes classés comme intransitifs, un terme nominal sans marque qui ressemble à un objet, ex. (17b) en wargamay, langue ergative:

(17a) rjad'a wagun ganda-Hu

lsg: ERG bois brûler-PERRTRANS

«J'ai brûlé le bois».

(17b) rjayba mala ganda-gi

lsg: NOM main brûler- PERF:1NTR

«Je me suis brûlé la main».

Dans (17a), la construction est la CBM, avec un premier actant à l'ergatif représentant un agent, un objet prototypique à l'absolutif et un verbe morphologiquement marqué comme transitif. Dans (17b), le verbe est morphologiquement intransitif, le premier actant est à l'absolutif, et il y a en outre une sorte de quasi-objet à l'absolutif également.

Ces faits et d'autres conduisent à poser, à côté de l'objet prototypique, des actants qui en sont grammaticalement voisins, quoique distincts, c'est-à-dire à concevoir une «zone objectale», qui comprend l'objet prototypique et aussi, au voisinage de celui-ci, d'autres sortes d'objets ou quasi-objets [Lazard 1994: 84—100; 1998a: 80–96].

7.2. La transitivité généralisée. En considérant l'existence d'objets non-prototypiques, ainsi que d'autres faits qui ne peuvent être examinés ici, on est amené à concevoir la transitivité, non plus comme un propriété qu'un verbe (ou une phrase) possède ou ne possède pas, mais comme une grandeur graduelle. Cette notion a été aperçue et abondamment documentée par Hopper et Thompson [1980], mais par une démarche intuitive, plus suggestive que démonstrative. On peut la fonder en théorie par une recherche menée selon une méthode plus rigoureuse [Lazard 1994: 244–260; 1998a: 232–245; 19986; réimpr. 2001: 299–324].

Cette conception est parfaitement compatible avec celle que nous avons développée ci-dessus: elle n'en est qu'un élargissement. Dans la perspective de la transitivité graduelle, les verbes (ou phrases) que nous avons définis comme transitifs, c'est-à-dire ceux qui admettent la CBM, deviennent les plus transitifs, et, parmi les verbes considérés comme intransitifs, certains, lorsqu'ils sont accompagnés de deux actants, se laissent analyser comme seulement moins transitifs, ils désignent des procès à deux participants qui s'écartent plus ou moins de l'action prototypique.

La transitivité morphosyntaxique varie d'un maximum (la CBM et les verbes qui y entrent) et un minimum (la construction uniactan-cielle). Corrélativement, la transitivité sémantique varie d'un maximum (l'action prototypique) à un minimum (les procès à un seul participant).

Les variations sont elles-mêmes variables selon les langues: au sein du tableau général, dont les grandes lignes sont communes à toutes les langues, chacune a son propre choix de variations morphosyntaxiques et sémantiques, c'est-à-dire sa propre échelle de transitivité.

Abréviations

Références

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